mardi 11 décembre 2012

Sur les traces de Matoub Lounès


Sur les traces de Matoub Lounès

mar, 2012-12-11 08:38 -- Benamghar Rabah
KABYLE.COM - Tizi-Ouzou - Pendant notre chemin vers les Ath douala où repose éternellement, dans un sommeil du juste, le célèbre chanteur kabyle Matoub Lounèss, assassiné par les sanguinaires du GSPC en juin 98, l’impression que  quelque chose de bizarre nous suit est omniprésente. Là où il est, six pieds sous terre, il culmine fièrement avec le Djurdjura et les montagnes qui s’offrent au regard à perte de vue pour celui qui les a toujours vénérées. Il garde jalousement sa maison comme un sphinx qui renaitrait de ses cendres, lui qui n’a pas laissé de descendance.
De la Kabylie maritime (Ivehriyen) d’où nous partons jusqu’aux collines, en haut des Ath aissi, aux adrets illuminés par un soleil qui s’échappe derrière les nuages automnaux, des Ath douala (igawawen)  qui surplombent l’étendu barrage de taksebt, le fantôme du poète ne nous a pas quitté un seul instant, comme pour nous servir de guide et de protecteur providentiel. Sa présence invisible rend le trajet court. L’image imposante de ce monument hante les horizons à mesure que nous approchons de son village natal, Taourirt Moussa, devenu entre-temps la Mecque des inconditionnels.
Nous roulons nerveusement en fixant les alentours  comme si son ombre pouvait surgir après chaque virage, lui qui aimait à en mourir sa montagne abrupte et sauvage. Il a arpenté les chemins de la Kabylie dans tous les sens.il était allé par monts et vaux sur l’étendu d’un territoire accidenté et ingrat, laissé en jachère par les tenants d’un anti-kabylisme maladif. Aucun buisson ne   lui est étranger. Il était viscéralement attaché à la terre qui l’a vu naitre. « ulac ta3zibt ur nartih , asebhi ur nentih s lhasnaoui d el 3anka » dixit le poète indomptable. Le mot Adrar ou montagne  revient  maintes fois dans ses chansons comme pour souligner son attachement à ce bout de territoire nu qui est le sien, les montagnes du Djurdjura.  L'artiste des masses populaires etavocat des sans-voix, a été surpris au détour d’une route qu’il avait l’habitude d’emprunter pour rentrer chez lui. Une route qui lui inspirait sérénité et sécurité, malgré son infestation par les hordes terroristes depuis le début des années quatre-vingt dix, lui qui croyait en la protection des saints perchés sur toutes les crêtes de notre belle, sa belle patrie. Les sanguinaires du GIA et de son corolaire le GSPC ont toujours désigné Matoub Lounès comme ennemi à abattre.
En octobre 88, il fut victime de blessures par balles tirées par un gendarme dans la région de Ain-el hammam en haute kabyle. En septembre 94, il fut encore une fois victime d’un kidnapping orchestré par le GSPC alors dirigé par Hassan hattab. Il n’est relâché qu’après une mobilisation sans précédent de la population. La résistance populaire et l’union ont eu raison de ses bourreaux ravisseurs en le  libérant sans conditions. Sa vie entière est un dramatique roman. Malgré l’acharnement  d’un sort maléfique, il est allé illico-presto prêcher la résistance comme seul impératif pour la survie démocratique face au projet théocratique et intégriste des islamistes de l’ex-FIS. C’est enfin à Tala Bounane où ses tueurs ont eu raison de son courage et de son tempérament intrépide que nous faisons notre première halte. Et là, la chair de poule  fait sortir nos cheveux et nos poils de leurs racines. L’adrénaline monte en puissance en provoquant des migraines terribles. Sur ce lieu funeste, une de ses chansons nous vient à l’esprit pour nous assener une vérité : il a tout prédit avec ses prémonitions et ses prophéties.
En effet, dans cette chanson (asagi ligh azekka wisen) il  disait : «  cfut di targa ma ghligh d anza’w ara wand i siwlan ». Et c’est justement là, sur les abords d’une chaussée, qu’il a été rattrapé par ceux qui ont juré d’avoir sa peau, d’achever ses rêves et d’éteindre son étoile étincelante, lui l’irréductible militant de la cause Amazigh et de la démocratie.
Sur place, une stèle et des fleurs fanées et déposées ça et là, témoignent de l’attachement des inflexibles fans à ce monument que seule sa mère Nna Aldjia a enfanté. Il vénérait les montagnes kabyles et sa majestueuse chaine du Djurdjura qu’il ne voulait déserter pour rien au monde. « Al 3emriw, al 3emriw, d idurar i d el 3emriw ». Ce jour là, un certain vingt cinq juin 1998, les anges qui l’accompagnaient l’ont abandonné un fatal instant. Et ceux qui juraient son élimination ont happé sa vie avec une lâcheté sans pareil. La lâcheté de s’attaquer à un homme en présence de sa femme (sa famille). Il a eu tort de faire confiance aux saints, lui qui disait qu’ils avaient fui ce pays dépravé (ula deselah hugern Ur debrinen ara). He oui, ce jour là en tout cas, ils ne lui ont pas été d’un grand secours.
Apres une courte halte dans ce lieu qui rappelle à tous la monstruosité de la doctrine dévastatrice des islamistes, nous continuons notre chemin vers Taourirt Moussa. Finalement, revenir revisiter les deux dernières demeures de feu Lounès, à savoir sa maison vitale et la tombe qui l’a volé aux siens pour en faire un invité éternel, est un voyage inoubliable, tellement la communion avec lui est comme réelle. Rare sont ceux qui vont vers ce lieu sans être accompagner par ses airs et sa voix inoxydable. Lounes est une légende que l’histoire n’oubliera pas de sitôt tellement il a marqué son passage ici bas dans le laps de temps qui lui a été imparti. De son vivant il était adulé, idolâtré et même sacralisé au point où certains n’hésitaient pas à le « prophétiser ». Dans sa carrière, il n’a laissé personne indifférent y compris ses émules et ses ennemis. Il était un parolier, un compositeur et un interprète sans égal pour sa génération. Il ne faisait que chanter son idéal. Il a chanté l’amour, la fraternité, sa terre, sa langue et sa culture. Il est de cette race d’hommes qui ne savent pas se taire devant les incertitudes et les injustices. Sa langue est une arme redoutable qui fait mal aux ennemis de la liberté et de la coexistence pacifique. Le message qu’il véhiculait faisait peur aux partisans des ténèbres et de la régression multidimensionnelle. Il était le phare éclaireur de la famille qui avance dans son combat contre la menace de la famille qui recule.il avait choisi son camps contrairement à beaucoup d’autres. Depuis son jeune âge, il a  prit sa guitare comme seul munition pour combattre les négationnistes et les nihilistes de tous bords. Il s’est engagé corps et âme en faveur de la cause berbère. Sa mère dit de lui qu’il était prédestiné à ce sort fatidique. Déjà enfant, il n’était pas d’humeur à se laisser piétiner sur les pieds. C’était le fouroulou de la famille à la tête dure. Il était imprégné d’un altruisme et d’un désintéressement pour la chose matérielle jusqu’à se faire mal. Il donnait plus qu’il en recevait. Sa générosité n’a pas d’égale auprès de ses semblables. Affaibli par les souffrances et les épreuves il lança à ses concitoyens : «  in tasen yak adi semhan ma yella u ghur yeqbah yiles iw ». Au plus haut de son arrogance envers la déchirure fratricide entre ses frères kabyles, il dit : «  à mes frères, à l’Algérie entière, des montagnes du Djurdjura jusqu’au fin fond du désert, montrons notre courroux, montrons que nous nous aimons… »  Avec des mots acérés et acerbes, il fustigeait les renégats et  les partisans de la division dans tous les camps mais sans renier personne. Aux antagonismes fratricides kabyles, il adresse des fléchettes empoisonnées et provocatrices pour les inciter à l’union qui fait tant défaut dans un langage pédagogique. « xas ma wteghd di gma asagi tasa’w ur tugi bghigh kan ad yefriwes »

Arrivé sur les lieux où repose le lion indomptable prés de la maison qu’il avait bâtie  à la sueur de son front, nos poils se dressent sur tout le corps tellement l’image de lounes est omniprésente. On a l’impression qu’il est là, quelque part, entre les interstices des murailles avoisinantes à guetter, à épier nos gestes. Et s’il était vraiment là à nous maudire de l’avoir un peu oublié, de l’avoir renié ou renier le serment que nous lui avions fait le jour de sa partance. Il n’a jamais voulu être une icône ou un quelconque fabuleux personnage. Les nombreuses personnes qui s’invitaient chez lui sont des gens du petit peuple avec qui, il ripaillait ou arrosait des nuits et des jours autour de repas maison. L’hospitalité était, indéniablement, collée à sa personne. La porte de sa maison ne se refermait jamais sur ceux qui venaient le voir. Il introduisait chez lui les gens sans  demander ni leurs rangs ni leurs affiliations. Il était humblement modeste pour accepter d’être élever au rang de héros.  Même à titre posthume, il ne le permettrait pas aujourd’hui. Là où il est, il doit rire de notre propension à rendre hommage aux morts et se faire passer pour des justiciers en jurant sur leurs tombes qu’ils leur seront fidèles. Les morts, nos morts, ne sont pas dupes, ils doivent nous regarder avec dédain et mépris. Leurs serments ne sont que des lettres mortes qui sommeillent dans nos tiroirs de l’amnésie. Abane, Amirouche, Mammeri, Guermah doivent savoir quelques choses sur nos reniements. 
De temps à autres, entre les murmures de sa mère que les jours ont courbée, un anza lointain venant de Tala Bounane, peut-être (!?), chatouille nos oreilles et nous oblige à regarder tout autour pour s’assurer que lounes n’est pas avec nous. Son image plane dans toute la maison. Ses chansons hantent les esprits qu’elles deviennent des bourdonnements incessants  qui nous empêchent de faire  le deuil des années après sa disparition. Tant que les circonstances de sa mort ne sont pas élucidées, son fantôme nous poursuivra pour toujours et empoisonnera ainsi, le cheminement de notre histoire. Sa Mercedes noire, criblée de balles, témoigne de la sauvagerie inhumaine de ceux qui l’ont abattu. Chaque impact balistique sur la carrosserie est un  signe  de la haine inqualifiable des tueurs. Le nombre de balles renseigne sur la nervosité des assassins qui surement se disaient qu’ils ne pouvaient pas venir à bout de cette légende.
Un poète peut-il mourir ? La ressemblance avec la mort du colonel Amirouche est frappante. C’est comme si Massu et ses milliers de soldats, les tueurs de lounes croyaient vraiment à l’invincibilité du chantre et du révolutionnaire émérite. Les deux légendes étaient, chacun en son temps, les cauchemars des ennemis de l’élite kabyle.  De Jugurtha à Matoub, en passant par Abane, Amirouche, Benai et les autres, nos héros et symboles ne nous pardonneront pas notre désengagement. Notre rage et nos serments durent le temps d’un enterrement et ne quittent que rarement les haies des cimetières.  Chaque week-end et à chaque anniversaire de sa naissance ou de sa mort ‘surtout), sinon tous les jours, des processions d’hommes et de femmes slaloment avec  les escarpements des chemins qui montent vers taourirt Moussa, son village natal. Les pèlerins qui se succèdent dans la demeure du rebelle, visitent le lieu avec révérence et deuil. Les questions fusent des regards de tout un chacun et reçoivent les mêmes réponses télépathiques des vis-à-vis qui se croisent dans l’enceinte d’une maison devenue la Mecque des amoureux du « barde flingué ». Chacun semble dire : ce n’est pas possible qu’il ne soit plus là. Et pourtant il n’est plus là. Chaque jour qui passe, son lot de visiteurs qui se recueillent sur la tombe de l’enfant terrible des Ath douala. Mais chaque jour qui passe, un petit « chouya » de lounes s’estompe. Les visites deviennent récréatives ou carrément festives. Les recueillements deviennent furtifs et sans larmoiements. Les mines désolées des premières années laissent la place aux visages décrispés et joviaux. Des couples d’amoureux viennent se recueillir en pensant plus à leurs escapades juvéniles qu’à l’âme de lounes même s’ils s’attardent un peu sur la beauté des pierres tombales qui enveloppent la dépouille du grand ami.

Quand à nous, nous quittons les lieux les yeux baissés et l’envie de revenir une autre fois et encore et encore...une autre fois.

Benamghar Rabah